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"Grade" et "niveau" - quelle différence?

Toujours le principe de l'iceberg

L'image de "l'iceberg" est bien connue de tous : on l'emploie pour démontrer que, souvent, la partie visible d'une chose ne représente qu'une partie de l'ensemble, et de plus, que cette partie est de loin la moins importante. En quoi ceci est-il applicable au Karaté ?

Lorsqu'on voit des pratiquants s'entraîner, on ne peut d'abord s'empêcher de noter leur grade, lequel est de façon immédiate et évidente affiché par la couleur de leur ceinture. A ceci, on réagit aussitôt de manière subjective, soit en préjugeant de la pratique par rapport au grade affiché, soit en s'érigeant en juge pour vérifier s'il y a bien concordance entre les deux, toujours après cette vision superficielle.


La couleur de la ceinture ? Souvent une illusion ...

La ceinture demeure toujours et encore une sorte de mythe, comme si la porter conférait à son propriétaire on ne sait quel signe de pouvoir, d'ascendant ou de statut devant les autres. Combien sont même intimement convaincus qu'accéder au grade supérieur modifie d'un seul coup la qualité de leur pratique, et que nouer une ceinture fraîchement acquise fait faire en un instant des progrès fulgurants.

Lequel d'entre nous - ayons bien le courage de l'avouer - ne s'est pas senti "supérieur" à son voisin, juste parce que la couleur de sa ceinture indiquait un grade lui-même supérieur ? Quand cela ne tournait pas carrément à une forme de commisération ou de paternalisme... Et ceci est paradoxalement sensible au moins autant, sinon plus, dans les grades "débutants" (Kyus) que dans les grades(Dans).

Tout ceci montre bien à quel point notre mentalité - et celle du monde dans lequel nous vivons - est empreinte de matérialisme, de luttes de pouvoir, de soif de domination et de mercantilisme. Nous ne sommes pas vraiment coupables, tout autour de nous et à tous âges tend à entretenir cet état d'esprit, mais nous sommes bien loin de la vision martiale traditionnelle que voulaient nous léguer nos Maîtres.

En Shotokan "traditionnel", la notion de signe extérieur au niveau de la ceinture est beaucoup moins tangible que dans les autres formes "conventionnelles". Il n'y a que trois types de ceinture : blanche, marron et noire, sans autre signe distinctif particulier que les idéogrammes du Shotokan Karatedo et éventuellement - pour les ceintures noires - du nom du porteur de Dan ("Yudansha"). On raconte que ces couleurs étaient le simple effet du vieillissement de la ceinture blanche du novice par l'action de la sueur, de la poussière et de la terre, jusqu'à devenir pratiquement noire.


Examen et valeur du pratiquant

La ceinture - liée au grade - est donc le plus souvent le résultat d'un examen ponctuel, auquel on se présente quand on pense avoir le "niveau". Ce niveau de référence est en fait un barème technique, comportant des Kihon, des Kata libres et imposés, des applications éventuelles (Bunkaï), enfin des formes de Kumite conventionnels.

Il est certes important de présenter un contenu qui soit jugé "conforme" par un jury désigné. Ceci permet de structurer l'entraînement préparatoire, de savoir se présenter correctement, gérer son stress, etc. Mais, le plus souvent, les jurys connaissent peu le pratiquant, voire pas du tout jusqu'au moment de la présentation. Leur note sera donc forcément liée à la conformité de la prestation le jour dit, mais ne pourra totalement refléter des aspects plus intimes et plus profonds liés à la personnalité du candidat, comme ses qualités morales et mentales, son vécu, ses handicaps éventuels, les difficultés qu'il a du surmonter, etc. Sans parler de sa connaissance martiale et de sa vision du Karaté Do.

Paradoxalement, la délivrance des "Kyus" au sein du Club par le Professeur lui-même sera plus proche de la valeur réelle du pratiquant, du fait de la connaissance qu'il aura acquise de son élève jour après jour, à l'intérieur comme parfois à l'extérieur du Dojo. Alors que les "Dans" sont octroyés dans une situation de jury, où les candidats sont certes parfois assez bien connus, mais plus sporadiquement et plus superficiellement. Ceci bien sûr dans la mesure où l'enseignant ne fait pas de "clientélisme", et reste rigoureux dans l'attribution des grades.

Certains experts disent qu'ils jugent davantage sur ce que "dégage" le pratiquant que sur ce qu'il montre. Et en effet, la valeur martiale d'un individu, son véritable potentiel face une situation ultime ou désespérée, dans une confrontation avec une adversité a priori supérieure, sont des perceptions très complexes, que seul un expert, ayant de plus une connaissance suffisante de la personne, pourra ressentir correctement, c'est-à-dire au plus proche de la vérité. Ne dit-on pas que la moitié de la note d'un Kata peut être pratiquement attribuée au vu de la seule attitude mentale et corporelle du candidat depuis son entrée en lice jusqu'au "Hajimé" ?


A quoi se fier, alors ?

Ne tombons pas dans les extrêmes, n'allons pas jusqu'à dire que la ceinture ne représente rien. Mais ne lui conférons pas non plus un système hiérarchique absolu, où un 3ème Kyu est systématiquement "meilleur" qu'un 4ème Kyu, un Sandan obligatoirement et inconditionnellement supérieur à un Shodan. Combien de fois n'a-t-on pas vu un N°1 mondial à l'ATP se faire "descendre" dans les tours préliminaires par un joueur issu des profondeurs du classement ? Il n'y a pas de causalité directe dans ce domaine, le principe "Ici et Maintenant" s'applique en permanence, et fait que chaque situation est une nouvelle remise en question où tout peut basculer.

Le critère de valeur authentique n'est brusquement plus la hauteur des sauts ou des coups de pieds acrobatiques en assaut sportif, ni l'épaisseur des cals sur les "Kento", mais le potentiel interne réel que le pratiquant aura emmagasiné au fil du temps, non seulement par son travail technique, mais également par la profondeur de sa recherche personnelle, par l'affinement de ses perceptions, par le "lâcher prise" dont il aura fait son hygiène de vie. Seul ce potentiel-là est représentatif de la vraie valeur "martiale" de l'être, et, indirectement, du véritable niveau dans une confrontation éventuelle.

Moralité: élevons notre niveau - le reste suivra

La course aux grades fait penser à une recherche effrénée de signes extérieurs de richesse, croyant que ceux-ci forceront le respect. On peut en effet entretenir une forme d'illusion vis-à-vis des autres. Mais que devient ceci lorsqu'on ose se regarder soi-même en face ? Pour soutenir son propre regard, il faut savoir oublier toute complaisance et tout narcissisme, et se confronter à sa propre réalité. Si, au travers de l'effort sincère et la volonté de se dépasser en permanence à l'entraînement, nous mettons de côté la récompense "visible", nous pourrons réellement nous élever, marche après marche, sur l'échelle de la valeur martiale. Et n'ayons aucune crainte, nous aurons toujours l'occasion de nous glisser dans une ceinture qui, elle, ne sera alors plus jamais "trop grande" pour nous.

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